Michel Rocard
entretien avec Sacha Goldman
Le Collegium international, que Michel Rocard a créé en 2002 avec ses anciens compagnons du Groupe de dix, a beaucoup compté pour lui. De nombreux membres étrangers, chefs d’État et dirigeants politiques ainsi que philosophes et savants, se sont associés à ce réseau associatif dès sa création. C’est dans le contexte du Collegium que Michel Rocard était associé à l'exposition du peintre chinois Du Zhenjun au grand musée ZKM à Karlsruhe. L’exposition«Babel world» a eu lieu en 2013 en présence de Michel Rocard et d’autres membres du Collegium. À cette occasion,Sacha Goldman, secrétaire général du Collegium, a réalisé une interview avec Michel Rocard pour le catalogue de l’exposition. Sous le titre «La chute de la Tour monde»,ce texte est d’une actualité évidente. Nous le publions ici.
Nous les humains sommes apparus et nous sommes développés sur la troisième planète
du système solaire.
La Terre qui nous héberge est dans l’état actuel des connaissances la seule planète
connue à abriter des êtres humains et probablement la seule à abriter la vie.
Les conditions qui ont rendu la vie possible, et notamment la nôtre, sont nombreuses :
une régulation équilibrée du climat grâce à l’effet de serre, de l’eau en grande quantité,
tant salée que douce, et d'immenses ressources naturelles minérales, végétales et
animales.
Ce patrimoine nous est commun.
Déjà la croissance de notre nombre nous met en demeure d'harmoniser notre art de
valoriser les ressources avec celui-ci.
Puis le temps est venu où notre activité met en en péril les conditions nécessaires à la vie.
Sacha Goldman: Les multiples crises qui frappent aujourd’hui le monde font planer des
dangers toujours plus grands. L’angoisse collective de l’humanité se noie dans un spleen
de « fin du monde », et les mécanismes de régulation internationaux semblent
impuissants.
Michel Rocard : Ce sont des phénomènes complexes et très inquiétants. En face de cette
série de menaces nouvelles, on constate une absence de tout levier institutionnel
satisfaisant pour provoquer ou prendre des décisions. Le pouvoir d’intervention à
l’échelle mondiale, notamment celui des Nations Unies, est paralysé par le statut des États
souverains, structure qui ne peut répondre à aucune des questions d’ordre global.
SG : On ne peut que constater l’échec successif de toutes les tentatives de déblocage de
cette situation.
MR : Toutes les négociations internationales engagées au titre duXXIe siècle ont en effet
échoué.
Pour ce qui est des négociations de l’Organisation mondiale du Commerce, dite « cycle
de Doha », nous en sommes au cinquième échec. Le processus de paix au Proche-Orient,
esquissé à Oslo, a connu une détérioration méthodique et quasi définitive. Les présidents
des plus grandes puissances ont formulé par deux fois la vision d’un monde débarrassé de
l’arme nucléaire. Ce rêve, pour lequel Barak Obama a d’ailleurs reçu le Prix Nobel de la
paix en 2009, est un échec total. Copenhague et Cancun, grandes conférences sur le
réchauffement, ont eu du mal à amorcer l’espoir auquel le monde tenait.
SG : Souscrivez-vous à l’opinion apparemment partagée qui charge l’ONU de la
responsabilité de ces échecs ?
MR : Le plus souvent, l’ONU n’est que le « tour opérateur », organisateur et fournisseur
de l’infrastructure. Ces conférences sont souhaitées par les grandes nations, qui exigent le
consensus. Ce n’est pas le système de décision de la Charte de l’ONU. Ce sont l’inculture
et l’inconscience de l’écrasante majorité des décisionnaires politiques qui sont
responsables de l’absence de réponse à la nécessité d’une gouvernance mondiale dans les
débats politiques actuels. Soumettre à l’opinion publique mondiale le constat des
responsabilités de chaque gouvernement devient un impératif. L’absolutisme de ces
souverainetés, pouvant aller jusqu’à bloquer tout progrès de l’universel pour protéger un
intérêt national, est désormais inadmissible. Le temps est venu de limiter la souveraineté des États.
SG : La gouvernance mondiale est appliquée uniquement dans des régulations du système
financier, sans tenir compte d’autres paramètres déterminants.
MR : Le système financier mondial est soumis dans son ensemble à une crise d’instabilité.
Insolvabilité croissante des dettes publiques, avec, en 20 ans, une montée absolument
vertigineuse du chômage, de la précarité et même de la pauvreté –c’est-à-dire, les exclus
du marché du travail, qui ne sont ni chômeurs, ni mêmes précaires –, tout cela touchant
maintenant environ 30 % de la population des pays développés. Aucun gouvernement n’a
les moyens de faire face à une telle situation. Aucune bataille internationale n’a été
engagée afin de régler ce problème. L’inquiétude qui en découle se traduit par le rejet du
politique. Et cette caractéristique est aveuglante en Europe. Désormais, dans tout pays où,
à quelque occasion que ce soit, il y a référendum sur un aspect de l’évolution européenne,
la réponse est non ! Ce rejet de l’action politique est, dans le même temps, un refus de la
coordination internationale, une tentation de repli national. Ce n’est pas pour rien qu’a
lieu, dans de nombreux pays –Belgique, Autriche, Hongrie, entre autres –, une montée
des forces d’extrême droite. Dans toute cette affaire, je ne suis pas sûr que l’on puisse
parler d’une mise en cause délibérée et voulue du système de décision politique. Je crois
plutôt que nous sommes dans une forme de dégradation globale. Les forces
traditionnelles, syndicales notamment, sont en complète perte de vitesse, et la même
chose est vraie des partis politiques. Derrière tout cela, il y a une très grande diversité de
problèmes. Mais, quel que soit le facteur que l’on observe, on découvre que le problème
le plus immédiat entre l’opinion de base et les structures collectives, politiques ou non,
c’est l’incompréhension.
SG : La crise étant bien ancrée, elle s’installe. Le risque de redondance pèse, mais l’on s’y
habitue. On ne distingue même plus ses progressions.
MR : Le mot « crise » provient, entre autres, du vocabulaire médical. Dans toute maladie
survient, après une montée initiale du mal, un moment décisif. Le terme décrit une
anomalie supposée temporaire. Or, cela n’a rien à voir avec ce qui nous occupe, à savoir
des évolutions progressives, irréversibles, irrépressibles. Dans notre cas, rien ne peut plus
être comme avant. Les situations qui se créent sont totalement nouvelles, et doivent être
traitées avec d’autres méthodes, d’autres paradigmes, d’autres institutions.
SG : De plus, si l’on rentre dans le détail, le terme de « crise globale » recouvre plusieurs
réalités de crises interdépendantes.
MR : Nous l’avons dit, en 25 ans, tous les pays développés sont passés du plein emploi à
une détérioration significative du marché du travail. Aujourd’hui, 30 % de nos
populations sont condamnées au chômage, ou pire, à la précarité et à la pauvreté.
Deuxièmement, nous avons, au milieu de tout cela, une entrée dans la folie financière, une
création de liquidités insensées échappant à tout contrôle. Il ne faut pas oublier que de 1945 à 1975, il n’y a eu aucune crise financière collective. Seules quelques retentissantes
faillites nationales, en Turquie, au Brésil, au Mexique... Toutes traitées, cautérisées,
résolues localement, sans atteinte aux économies voisines. La nouveauté, c’est que depuis
les années 1990, nous avons une très grande crise financière au moins régionale, sinon
mondiale, tous les 4 ou 5 ans. Et nous sommes sous la menace d’une crise plus grande
encore, puisque la masse mondiale des liquidités, de l’argent qui circule, se compte en
800 T –il faut retenir ce symbole du T, qui veut dire trillion. 800 mille milliards de
dollars, en attente de placement. Les milliards de transactions que permettent ces
liquidités financières sont pour 2% utilisée en paiements d’exportation, d’importation,
d’échanges de services, d’économie réelle. Et 98 % –le chiffre provient de la banque des
règlements internationaux –pour des placements sur les marchés financiers, hors de toute
relation avec l’économie réelle. À mes yeux, ce deuxième point, très grave en termes de
menace potentielle, n’a pas de corrélation directe avec le premier, celui du chômage et de
la précarité, celui de la désorganisation générale du marché du travail.
Troisièmement, il y a cette évolution dramatique, qu’on appelle la « crise de la dette
souveraine ». La plupart des États développés ont renoncé depuis longtemps à se financer
sans intérêts auprès de leur banque centrale –ce que la France faisait jusqu’en 1974. Tous
nos États se sont donc affaiblis pour maintenir la dépense publique nécessaire à la
croissance efficace : budget sans équilibre, avec un endettement croissant. Au-delà de la
peur qu’un défaut de paiement d’un État souverain ne contribue à faire passer les
difficultés résultantes du monde de la finance à l’économie réelle, ce dont on a peur, dans
la crise d’une dette souveraine, c’est d’une tornade boursière de rage de précaution qui
casserait même la croissance et aggraverait le chômage. Il n’y a pas de rapport direct entre
ce troisième élément et les deux premiers, chacun relevant de mesures distinctes, et
relativement nouvelles. Nous sommes complètement en dehors de ce que l’on connaissait
depuis un demi-siècle, et de ce qu’on savait faire.
Et puis, quatrième élément, au milieu de tout cela, progressivement, le monde prend
conscience d’un tout autre risque, infiniment plus grave, qui s’appelle le réchauffement
climatique. Ce phénomène est terrifiant car c’est une mise en cause des conditions
nécessaires à la vie sur la planète. Il n’existe pas de réponse nationale à ce problème qui
nécessite un traitement collectif. Pour ces quatre drames, désormais liés, nous ne
disposons d’aucun diagnostique scientifique sérieux d’où découlerait un traitement
reconnu consensuel et efficace.
SG : N’y a-t-il pas là, à nouveau, un constat du défaut de communication entre des
instances exécutives des états, un dysfonctionnement au sein des instances inter-
gouvernementales ?
MR : J’aurais tendance à refuser une incrimination unique. Tout commence par le fait que
l’opinion publique devrait savoir. Bien informée, elle accepterait mieux la dureté de
certaines mesures et admettrait la nécessité d’une coopération internationale pour leur
mise en œuvre. Un travail de recherche reste encore à conduire, à condition que penseurs et économistes soient efficaces et sans pitié dans la démolition des blocages de la
réflexion, des dogmatismes et des rigidités qui nous ont amené à cette situation.
SG : C’est justement là où l’on passe des crises « de terrain » à la « crise de la pensée »,
une crise qui est le socle des crises. C’est cette crise originelle qui requiert toute notre
attention.
MR : La compréhension de ces phénomènes, d’abord par les élites, ensuite par l’opinion
publique, rencontre des obstacles lourds. Le premier est que notre façon de communiquer
les uns avec les autres, à l’échelle mondiale, a complètement changé. C’est au point
qu’aujourd’hui, les stéréotypes nationaux, les passions collectives comme les champs de
réflexion, sont déterminés par l’image, par la télévision, et plus du tout par l’écrit. Cela
entraine des conséquences qu’il faut nommer. Il faut les mesurer et obtenir l’accord des
acteurs de ces systèmes pour tenter de les corriger. Cependant, il faut d’abord
comprendre. L’image va si vite, parle si fort, qu’elle efface toute autre préoccupation. Ce
qui nous arrive par l’image est fugace et ne prend de l’importance que s’il est porteur
d’émotion, de renvoi à de la tension ou à de l’accident. Donc à de l’immédiateté. La
télévision refuse le temps long, n’étant même pas capable de l’évoquer. Or, qui dit temps
long, dit explication, tant pour comprendre le passé que pour se projeter dans l’avenir. Sa
disparition est le vrai coupable du repli sectoriel de nos universités, de nos spécialisations,
chacun dans son savoir local et, donc, de disparition de la compréhension mutuelle. Et la
presse écrite, un de nos systèmes d’information, n’a pas su jouer le rôle de contrepoids.
Elle n’a fait que suivre. Il lui arrive même d’amplifier le péril de l’immédiateté. Au-delà
du temps long, ce qui est en voie de disparition, c’est la considération de la complexité, de
la dimension systémique du réel et de ses interdépendances. C’est là une crise de la
pensée, elle aussi terrifiante.
SG : Elle paraît bien dangereuse.
MR : Mortelle ! Une analyse de la dégradation de la pensée, et même du langage, reste à
faire. La thèse est la suivante : l’appauvrissement de la langue est une dégénération de la
civilisation. Il brise tous les réflexes. Cela appelle à une bataille pour l’écrit, une
incitation à protéger l’école. Et il n’est pas certain qu’Internet et les nouvelles
technologies de communication soient des réponses possibles. Ce sont des moyens de
communication omnipotents, mais sans vérification d’authenticité et de véracité,
également demandeurs de brièveté. Avec Internet, les SMS, et autres tweets, on assiste à
des situations de risques de violence armée. Je pose sérieusement la question de savoir si
le moment n’est pas venu d’obtenir que le réchauffement climatique soit considéré
comme une menace pour la sécurité internationale. Les excès de la spéculation financière,
les risques évidents soulevés par des marchés, qui n’ont ni contrôle, ni contrepoids, ne
doivent-ils pas aussi faire l’objet de ce genre de désignation ? Si on y arrive, on mobilise
un appareil international capable de décider, et même habilité à le faire. On ne peut pas se
débarrasser de l’ONU, on ne peut partir que de ce qui existe déjà.
SG : Cela nous amène à envisager la nécessité incontournable d’une gouvernance
mondiale, l’éventualité de créer un débat structuré, constructif, impliquant les exécutifs
des grands pays. Ce qu’ils évitent jusqu’ici.
MR : Il est grand temps de parler de la gouvernance mondiale, après que l’humanité ait
connu 10 000 guerres sur ses 6000 ans d’histoire. J’ai d’ailleurs transmis au Secrétaire
général des Nations Unies un Appel en ce sens, créé avec les membres du Collegium
international, et publié récemment*. Au point où nous en sommes, il faut d‘abord tout
essayer. Je crois urgent de passer à des travaux pratiques de gouvernance, problème par
problème ; des traités, en quelque sorte, avec des mesures d’exécution obligatoires et
contrôlées. Il faudrait tenir compte de la dimension systémique de la crise, de
l’enchevêtrement de ses divers facteurs : la finance avec le réchauffement climatique, le
réchauffement climatique avec la régulation du marché du travail, la santé, la bio-
diversité, la dépendance ... Il faut encadrer la décision politique par des contraintes
acceptées parce qu’on ne peut pas faire autrement, tant les causes sont évidentes. La
paralysie du monde résulte de ce qu’il y a 193souverainetés nationales. Le concept de
souveraineté nationale a rendu d’éminents services à la paix, à la stabilité, à la pensée, au
perfectionnement des lettres et des arts. Mais je voudrais poser à mes amis intellectuels la
question de savoir si le temps n’est pas venu d’entreprendre, méthodiquement,
profondément, sérieusement et sans pitié, la critique résolue de la nocivité actuelle de ce
concept. Car c’est en son nom que l’on résistera à une extension des pouvoirs de la CPI,
de même qu’à toute décision multinationale ou mondiale du Conseil de Sécurité. Bien sûr,
ce n’est pas la souveraineté nationale qui est en cause, quand les échanges mondiaux se
soumettent aux procès d’intention et à l’insulte, plutôt qu’à la recherche de la
compréhension. Mais c’est là où elle devient facteur aggravant. La France, c’est assez
terrifiant à dire, est un pays farci de zélateurs de la francité, de sa grandeur et de sa
tradition, de sa non-miscibilité avec les barbares européens. La France est l’exemple
typique d’un pays où l’ouverture de ce débat aurait des conséquences fracassantes. Pour
autant, il ne faut pas l’éviter, mais bien le rechercher.
SG : Nous assistons aujourd’hui à une tension entre modèle fédéral et balkanisation, tant
géopolitiques qu’intellectuels. C’est entre ces deux tendances que semble se jouer
l’avenir.
MR : La lutte contre la balkanisation a besoin d’un support intellectuel projectif et non
seulement défensif. Il s’agit d’une lutte offensive et intelligente, intelligible, et
mondialement collective. Ce n’est pas là une réserve que j’exprime, mais un complément
indispensable. Pierre Mendès France disait : « On ne saurait faire de la politique sans se
répéter ». Je rajoute : « se répéter avec créativité et dans la recherche des solutions
salvatrices ».
* Le Monde n’a plus de temps à perdre : appel pour une gouvernance mondiale solidaire et responsable, Le Collegium international, Mireille Delmas-Marty, Michael W. Doyle, Stéphane Hessel, Bernard Miyet, Edgar Morin, René Passet, Michel Rocard, Peter Sloterdijk, éditions LLL, 2012.
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