"Le Collegium International"
par Michel Rocard
“Le Collegium International” par Michel Rocard – Extrait de son livre “Si ça vous amuse… Chronique de mes faits et méfaits” Flammarion 2010
"Apprendre d'hier, c'est tenter d'améliorer aujourd'hui
pour sauver demain"
Puisque le combat continue et que seul l’avenir importe et m’importe, comment conclure cette chronique de mes «faits et méfaits » – il s’agit d’humour, évidemment –, cette trajectoire personnelle mariant récit et textes, souvenirs et propos, autrement que par la présentation du Collegium international éthique, politique et scientifique ?
La vertu des expériences
Aujourd’hui, n’importe quel chef d’État ou de gouvernement doit être persuadé de l’interdépendance de son activité avec celle de tous ses collègues non seulement pour les besoins du cadre national mais à l’échelle de la planète tout entière.
Mon expérience personnelle comme l’analyse que j’ai pu faire en de multiples occasions m’ont prouvé que, pour le métier de chef d’État, de ministre, de Premier ministre, il n’existe pas d’apprentissage préalable. Celui qui accède à l’un de ces postes est, avec un peu de chance, compétent sur 5 % de son champ de travail, alors que pour le reste il a tout à apprendre. C’est une constante sous toutes les latitudes. De plus, les temps sont courts, il faut être immédiatement opérationnel. Or, tous les hauts responsables d’États démocratiques sont de futurs ex, pour ne pas dire des ex en puissance. C’est quand leurs fonctions officielles se terminent qu’ils sont devenus les plus compétents, cessation d’activité en rien concomitante avec la perte des capacités intellectuelles.
Pourtant, souvent, la fin de vie des ex protocolairement magnifiée est ennuyeusement oisive, même si elle est agrémentée de prestations ou de mémoires agréablement rémunérés. Au fond, c’est un gas- pillage, et cela d’autant plus que l’insuffisance la plus dommageable en matière de gouvernance mondiale est, justement, celle de la coopération interétatique, seul substitut possible à l’absence d’institutions mondiales dotées de quelque autorité. Ce champ, dont dépend l’avenir de la planète, est assurément celui auquel aucun candidat aux fonctions suprêmes, chez lui, n’a jamais été confronté. L’expérience est une acquisition lente. Peu importe la frustration, en chaque individu concerné, de découvrir qu’il maîtrise enfin l’indispensable savoir-faire au moment précis où il n’en a plus l’usage : ce qui importe, c’est la perte de performance collective.
Les grands de la planète ne le disent jamais en public, mais ils s’amusent parfois, avec leurs proches, à évoquer le temps passé – perdu ? – et les prévenances nécessaires, voire les gestes de profonde courtoisie, utiles pour apprendre le métier et les usages à tel président ou Premier ministre nouvellement investi. C’est, tout de même, chaque fois un retardement. J’ai, par exemple, entendu conter le silence poignant de George W. Bush lors des grandes réunions internationales dans ses premières années de présidence.
Peut-on économiser en partie ce temps perdu ? Il y a beau temps que, dans l’entreprise privée, la bonne transmission des savoirs et de l’expérience des seniors aux juniors est traitée comme un problème majeur et dotée de procédures, voire d’institutions ad hoc.
Je n’ai donc pas résisté à l’envie de voir si l’on pouvait « faire quelque chose ».
« Une association d’ex »
Depuis la fin des années 1960, un travail intellectuel significatif s’était fait dans le cadre du Groupe des Dix, animé par Jacques Robin et réunissant la fine fleur des penseurs de la science, de l’économie – tels qu’Henri Atlan, René Passet, Edgar Morin, Joël de Rosnay ou Henri Laborit –, ainsi qu’un certain nombre de personnalités du monde poli- tique comme Robert Buron, Jacques Delors ou moi-même. À nos échanges, qui ont continué après l’arrêt du Groupe en 1976, s’était ajoutée, depuis longtemps, la volonté d’une action. Ce sujet tenait une grande place dans des conversations avec mon ami Stéphane Hessel, ancien ambassadeur de France auprès des Nations unies, ancien collaborateur des Nations unies ayant notamment participé à la rédaction de la « Déclaration universelle des droits de l’homme » et aussi ancien collaborateur et ami de Pierre Mendès France. La réflexion sur la gouvernance mondiale devint alors dominante dans ma perplexité.
Puis, en 2002, j’ai rencontré, grâce à mon ami Sacha Goldman, producteur de cinéma et compagnon des anciens du Groupe des Dix, Milan Kučan, alors président de la Slovénie très impliqué dans la gouvernance internationale. Il avait guidé son pays vers l’indépendance et une sortie indemne du bourbier yougoslave, sans effusion de sang. Cet ancien secrétaire général du Parti communiste de Slovénie s’est, à l’usage du pouvoir, lentement transformé en social-démocrate, a modifié la Constitution de son pays et introduit le multipartisme.
C’est donc avec Milan Kučan et Sacha Goldman que s’élargirent nos réflexions. Nous découvrons que des « associations d’ex », il en existe près d’une demi-douzaine. Certaines ont mimé les Académies. On s’y retrouve une fois l’an, délibère autour d’un ou deux repas fort délectables et produit une résolution qu’hélas personne ne lit. D’autres, comme celle qui est animée par Frederick De Klerk, ont choisi un champ beaucoup plus limité, la médiation dans les conflits. C’est essentiel, fort utile, mais ne couvre pas tout le problème. D’autres, tel le Club de Madrid, se donnent pour tâche de faire un rapport sur un sujet majeur, le soutien des démocraties des pays en transition.
Nos réflexions nous ont conduits à souhaiter, pour l’outil à créer, une pérennité de la fonction de conseil et donc une polyvalence large du champ de ces conseils avec l’espoir d’illustrer un jour cette fonction auprès des Nations unies elles-mêmes, qui ne disposent de rien de tel.
Un collegium ouvert
Cette vision longue fit émerger une deuxième idée. Pourquoi l’organe producteur de tels avis limiterait-il sa composition aux chefs politiques retraités, même s’il arrive à ne sélectionner que les plus notoires et les plus respectés ? La pensée a, beaucoup, à voir là. Nous décidâmes de chercher à étendre le groupe à des philosophes, des économistes, des biologistes, bref des penseurs, du calibre Prix Nobel ou pas loin. Et avons créé le Collegium.
Lors de la célébration du 60e anniversaire de la Charte des Nations unies, en juin 2005 à San Francisco, ont été réunis tous les organismes rassemblant d’anciens chefs d’État et de gouvernement dans le cadre d’une « réunion des leaders planétaires ». Il s’est avéré depuis qu’aucun organisme n’associait les hommes et femmes d’État avec les autorités intellectuelles du plus haut niveau dans le but de travailler ensemble, sur un pied d’égalité, comme nous le faisons au sein du Collegium international. Je ne serais pas loin de la vérité en disant que ce rapprochement du savant et du politique, impossible selon Max Weber, dû à une situation de crise extrême, est la préfiguration d’un « salut planétaire ».
Dans l’attente de davantage de soutien financier, l’instrument de travail de notre Collegium est, avant tout, une réunion plénière que nous tenons, bon an, mal an, régulièrement depuis 2002.
Mais quelle que soit l’insuffisance des moyens de travail, nous fûmes rapides à tomber d’accord qu’aucune des grandes crises de la planète – dérèglement financier général, chômage et précarité massifs même en pays développés, terrorisme, réchauffement climatique, croissance ininterrompue de la violence civile, pollution chimique omniprésente, permanence des conflits identitaires – n’a de solution purement nationale.
Il nous est apparu aussi, c’est moins fréquemment relevé, qu’il existe une interconnexion entre toutes ces menaces. Pour le dire d’une seule phrase, entre le non-respect de la nature et le non- respect de l’autre comme personne humaine se trouve une profonde parenté. Tous ces dangers relèvent, finalement, d’abord d’une approche éthique.
Edgar Morin nous éclaire tout au long de ce chemin par son approche stipulant qu’il y a une seule crise, la polycrise, nous menaçant d’une polycatastrophe.
Mais, pour la traiter mondialement, il faut un corps de doctrine éthiquement validé et appuyé sur tous les savoirs disponibles, mais aussi, hélas, une capacité du monde à décider. Celle-ci n’existe pas. L’opposant irréductible à l’émergence d’une telle capacité est tout bonnement la reconnaissance mondiale de la souveraineté nationale comme fondement exclusif du droit d’édicter des mesures contraignantes pour la population concernée. C’est à l’absolutisme des souverainetés nationales que nous devons, dans cette séquence récente et tragique, l’échec de Copenhague sur l’effet de serre, celui de Washington à la conférence du traité de non-prolifération nucléaire sur la perspective d’une éradication de ces armes, celui du dernier G20 sur la nécessaire régulation financière mondiale, et le cinquième échec de l’Organisation mondiale du commerce, dans l’effort d’améliorer les conditions mondiales des échanges.
Devant cette situation, nous sommes convenus que la première chose à faire, même si c’est dans une perspective décennale ou plus, était de proposer au monde – en l’espèce à l’assemblée générale des Nations unies – un projet de Déclaration universelle d’interdépendance, qui soit le fondement politique de cette reconnaissance en même temps que le fondement juridique de l’émergence progressive d’une autorité mondiale à pouvoirs décisionnels.
Par un long labeur et avec le conseil de beaucoup de plumes autorisées, en partant d’une esquisse de Mireille Delmas-Marty, nous avons établi un projet de Déclaration d’interdépendance qui pourrait être le cadre de référence de tous ces travaux de réforme. Son éventuelle adoption par l’assemblée générale de l’ONU marquerait l’ouverture d’une ère nouvelle dans les relations internationales, celle de la responsabilité collective partagée.
Déclaration universelle d’interdépendance
« LA TERRE, FOYER DE L’HUMANITÉ, CONSTITUE UN TOUT MARQUÉ PAR L’INTERDÉPENDANCE»
(Préambule de la Déclaration de Rio, Sommet de la Terre, 1992)
Nous, les peuples des Nations unies, rappelons :
Notre attachement aux valeurs de la Charte des Nations unies du 26 juin 1945 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, réaffirmées lors de la Conférence internationale de Vienne et intégrées dans la Déclaration du Millénaire.
Nous constatons que :
Devenue un fait lié à la globalisation, l’interdépendance est à la fois une chance et un risque : une chance, car la globalisation des flux (flux migratoires, flux d’informations scientifiques et culturelles, flux financiers et de marchandises) témoigne d’une communauté en formation qui conditionne l’avenir de la planète et celui de l’humanité ; un risque, car ce phénomène entraîne une globalisation des menaces écologiques et biotechnologiques, ainsi que des facteurs d’exclusion sociale et de marginalisation (non seulement économique mais aussi sociale, scientifique et culturelle) et une globalisation des crimes (du terrorisme international aux trafics de personnes et de biens), menaçant tout à la fois la sécurité des personnes, des biens et plus largement de la planète.
Nous considérons que :
La globalisation des flux favorise des pratiques débordant les territoires nationaux au profit de réseaux transnationaux qui s’organisent selon leurs intérêts spécifiques à l’exclusion de toute vocation à défendre les valeurs et les intérêts communs. La globalisation des risques et celle des crimes démontrent les limites des souverainetés nationales et appellent des mesures de prévention, de régulation et de répression selon une politique commune et avec des moyens juridiques communs.
Le moment est venu de transformer cette communauté involontaire de risques en une communauté volontaire de destin. Autre- ment dit, le moment est venu de construire l’interdépendance comme un projet en nous engageant – à la fois comme individus, comme membres de communautés et de nations distinctes et comme citoyens du monde – à reconnaître notre responsabilité et à agir, directement et par l’intermédiaire des États et des communautés (infra et supranationales), pour identifier, défendre et promouvoir les valeurs et intérêts communs de l’humanité.
Nous déclarons que :
La communauté de destin appelle la proclamation du principe de l’intersolidarité planétaire. Ce principe implique, d’une part, de reconnaître une diversité fondée sur un esprit de tolérance et de pluralisme ; d’autre part, d’organiser, dans cet esprit, les processus d’intégration associant à la fois les individus, les organisations détentrices de pouvoirs, les États et la communauté internationale.
La mise en œuvre de ce principe suppose : de réaffirmer l’ensemble des droits fondamentaux des individus présents, de les étendre aux générations futures et d’en renforcer l’application dans les limites nécessaires, dans une société démocratique mondiale, au respect de l’ordre public national et supranational ; de reconnaître que la détention d’un pouvoir d’échelle globale, qu’il soit économique, scientifique, médiatique, religieux ou culturel, implique le corollaire d’une responsabilité globale, c’est-à-dire étendue à tous les effets de ce pouvoir ; d’inciter les États souverains à reconnaître la nécessité d’intégrer l’ordre public supranational à la défense des valeurs et intérêts communs dont ils sont l’indispensable support ; de favoriser le développement des institutions représentatives des communautés internationales régionales, en même temps que de renforcer la communauté mondiale et l’émergence d’une citoyenneté globale afin d’élaborer une politique commune pour la régulation des flux ainsi que la prévention des risques et la répression des crimes. »
Œuvrer en commun
Cette Déclaration a été présentée et reçue avec attention par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, et le président de l’Assemblée générale des Nations unies, Jan Eliasson, le 24 octobre 2005, jour du 60e anniversaire des Nations unies. Les 192 nations de l’Organisation ont reçu ce texte. Quelques initiatives d’en faire le relais devant l’assemblée générale n’ont pas abouti. Ne nous laissant pas décourager, nous comptons entreprendre les démarches nécessaires pour y parvenir.
Lors d’une longue réunion de travail avec Kofi Annan en 2004, le secrétaire général a bien compris l’apport que pouvaient représenter les anciens chefs d’État et de gouvernement grâce à leur expérience. Il l’a d’ailleurs exprimée en une phrase courte mais pleine de sens : «You have to be former to be wise» («Il faut être un ex pour être un sage »). Cela n’est pas du tout un jeu de mots, mais explique au contraire le champ de liberté acquis lorsque la haute fonction arrive au terme du « devoir de réserve » d’homme ou de femme d’État. D’ailleurs, lors de cette réunion, le secrétaire général a exprimé sa décision de créer une Haute Autorité constituée des anciens dirigeants de diverses nations, pour réfléchir sur la réforme de l’Organisation.
Malgré les efforts fournis, le besoin grandit pourtant. Après l’échec de Copenhague, ma conviction se renforce qu’une lutte mondiale efficace conte l’effet de serre ne pourra être décidée pour le monde entier et par lui, que là où on vote : Conseil de sécurité des Nations unies ou assemblée générale.
Notre corpus commun
Dans cet esprit, il est essentiel de pousser devant l’opinion le débat sur la réalité de l’interdépendance et ses contenus multiples. À ce titre et, pour terminer ce livre, me vient l’envie de tenter un pari un peu fou, celui de résumer ici, sous ma seule plume et ma seule responsabilité, donc pas encore celle du Collegium comme corps collectif, le corpus de réflexion qui me semble commun à ce docte collège, même si la manière dont je le perçois et le réfléchis comporte des biais ou des faiblesses qui me sont propres.
Comme il est habituel dans l’histoire humaine, une foule immense d’individus vivent dans la pauvreté et la crainte. L’augmentation vertigineuse de la population humaine, l’accélération stupéfiante des vitesses de transport des produits, des services, des personnes, des informations et des idées, et l’ouverture croissante, aux seules exceptions près de la Corée du Nord et de Cuba, de toutes nos nations à toutes les autres, donnent en ce début du XXIe siècle à nos angoisses et à nos souffrances une dimension inconnue jusqu’ici, et qui fait peur.
Pourtant, le monde n’a jamais été aussi riche. Il n’a jamais non plus détenu autant de capacité, par les outils comme par la puissance, de produire de l’alimentation et du bien-être, de guérir malades et handicapés, et de préserver ses ressources comme son environnement.
D’où vient alors cette impression de « fin du monde », qui nous laisse croire que la montée de la violence est irrépressible, que nous allons tout droit vers le choc des civilisations avec le terrorisme comme forme dominante de cette guerre, que le tiers de l’humanité – deux milliards d’hommes – vit sans espoir de s’en sortir, dans la malnutrition, l’absence d’accès à l’eau potable comme à l’éducation, et la pauvreté, et qu’enfin les arrière-petits-enfants de nos arrière- petits-enfants disparaîtront comme toute autre forme de vie quand l’effet de serre aura transformé la planète en poêle à frire ?
Je le répète car il faut le marteler : tout cela représente une aggravation des souffrances multimillénaires de l’humanité, mais tout cela est dorénavant, et c’est nouveau, à la portée des formidables moyens intellectuels et techniques dont l’humanité dispose enfin, pour la première fois, dans son histoire. Il faut être plus précis car il faudra convaincre. L’entreprise inouïe qui consiste, en ce début du XXIe siècle, à préserver l’humanité de ses penchants dominateurs, guerriers et suicidaires, à préserver par là la planète et la vie, cette entreprise dont l’instrument majeur est la refonte de l’organisation sociopolitique du monde à partir de ce premier élément prometteur que sont les Nations unies, cette entreprise prométhéenne voulue par Kofi Annan – quel symbole que de voir le plus pauvre, le plus martyrisé et le plus oublié de nos continents fournir aux Nations unies l’un des plus respectés et des plus créatifs de leurs secrétaires généraux – bref, cette entreprise essentielle, parce que clé de notre avenir, s’appuie sur des chances réelles. Ces chances tiennent aux moyens que l’humanité a su se donner. C’est là qu’il est nécessaire de détailler quelque peu. Dans son art de survivre et de se perpétuer, l’humanité aura successivement utilisé les trois composants de l’univers, la matière, l’énergie puis l’information.
De l’origine des temps jusqu’à l’invention de la machine à vapeur, nos ancêtres ont vécu de la matière et par la matière. Ce sont naturellement les extraordinaires vertus proliférantes et reproductives de la matière vivante que, très tôt, nos ancêtres ont appris à encourager, donc à cultiver. Dans cet univers-là, la vie pouvait perdurer sous la condition que les équilibres ne changent que très, très lentement. Et partout où les conditions naturelles étaient relativement favorables, l’inventivité naturelle des hommes leur permit d’imaginer des techniques qui, dans l’ordre de l’irrigation, de l’agriculture, de l’élevage, du transport maritime ou de l’habillement, assurèrent un bien-être primitif suffisant à dégager, dans le constant combat pour la survie, du temps libre en quantité significative.
Telle est la condition de l’émergence de l’art, de la pensée et de la culture. La Chine, l’Égypte ancienne, Aztèques et Incas, hindous et Khmers, et bien d’autres ont parcouru ce chemin. C’est en Europe de l’Ouest que la pensée humaine a accompli les découvertes les plus marquantes sur la nature et les forces qui l’animent.
Avec la machine à vapeur puis l’électricité, l’humanité est entrée dans l’ère de l’énergie. Le résultat fut foudroyant. En deux siècles et demi, les habitants d’Amérique du Nord, de l’Europe de l’Ouest et du Japon ont vu multiplier leur niveau de vie par un facteur cent ou à peu près. Torrentielle, sur une longue période, cette croissance assura le développement de notre civilisation, mais se fit dans des conditions dangereusement inégalitaires, en prélevant sans mesure dans les ressources pourtant limitées de la planète, et en prenant le risque de polluer chimiquement notre milieu naturel. Cette phase de croissance, à l’apogée de laquelle nous sommes aujourd’hui, a produit les plus fabuleux résultats dans les domaines de l’art, de la culture, de la pensée, et aussi de la technique. Le nombre de chercheurs scientifiques vivant aujourd’hui dépasse de très loin le nombre de tous ceux qui ont vécu dans toutes les générations précédentes cumulées. Ce constant approfondissement de la pensée des hommes sur leur univers, accompagné d’un foisonne- ment technologique inouï, nous fait pressentir que nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle.
Déjà l’énergie nucléaire, sous sa forme pacifique comme guerrière, nous avait fait découvrir que la maîtrise de certains secrets de la nature pouvait décupler, voire centupler, la puissance des hommes aussi bien pour dominer et s’entretuer que pour proliférer et vivre mieux. Des évolutions de cette magnitude sont en cours dans les sciences et les techniques du vivant, dans celles de l’ultra-miniaturisation – on parle des nano-sciences, dont les risques sont largement aussi forts que les chances qu’elles recèlent – et dans celles de l’information.
La découverte que l’information est une des composantes de l’univers, qu’elle est au cœur de la relation entre la matière et l’énergie, qu’elle est sans doute l’origine de ce tropisme auto-organisateur de la matière, tant inerte que vivante, sans lequel l’univers ne serait pas ce qu’il est, ouvre aujourd’hui devant l’humanité les perspectives les plus innovantes, au sens originel du mot les plus révolutionnaires qu’elle ait jamais connues. Non seulement l’usage intensif de l’information et son traitement améliorent intensément l’économie de matières et d’énergie et la productivité dans l’art de tirer des ressources de la nature de quoi assurer l’existence humaine, mais encore l’information est elle-même la source de toute création d’art et de valeur dans l’immense domaine de l’immatériel que le génie des hommes a récemment ouvert à leur activité, tant esthétique ou ludique que marchande. Un bien vendu ou donné à autrui est un bien que l’on a perdu. Une information donnée ou vendue n’est pas pour autant perdue par son détenteur. L’univers de l’information comme agent économique ne connaît pas la rareté. Peut-il y avoir perspective plus inouïe dans l’aventure de l’humanité que celle de la disparition de la rareté ?
C’est au moment de son histoire, un gros demi-siècle après Hiroshima et en plein déferlement terroriste, où l’humanité a le plus profondément conscience de sa fragilité et de la menace vitale que sa barbarie interne fait peser sur elle, qu’elle se découvre porteuse de ces virtualités insoupçonnées. Répétons-le – nous ne le ferons jamais assez –, les mesures à prendre pour porter remède aux souffrances et aux maux actuels de la planète sont à la portée des moyens dont les hommes ont su se doter. Encore faut-il les mettre en œuvre. C’est ce à quoi la créature humaine s’échine avec bien des difficultés.
Jean-Jacques Rousseau a tort. L’homme n’est pas bon par nature. Livré à lui-même il est cupide, violent, dominateur. L’immense patrimoine de l’histoire humaine démontre partout, sans aucune exception, que les hommes n’ont trouvé de protection contre la violence qui leur est naturelle, et de la limitation des inégalités qui aggravent dans la distribution des revenus et des chances celles de leurs talents, que dans des institutions vigoureuses. On sait depuis Hammourabi que la civilisation c’est le droit, et on sait depuis aussi longtemps que le droit n’est rien sans la force à son service pour le faire respecter.
Cette cristallisation quelque peu miraculeuse entre une population, une façon d’être ou un art de vivre, un pouvoir reconnu légitime et une force collective organisée, n’a évidemment pas pu commencer à la face de la planète tout entière. La proximité était nécessaire à l’émergence : cela a commencé par la ville. Il y eut d’autres formes : ethnies nomades transportant leurs coutumes et leurs règles, ou empires. Mais c’est, tardivement, l’État-nation qui fournit la plus forte expression de cette rencontre nécessaire entre le droit, la force organisée qui le garantit, l’identité, qui tous les deux les encadre, les détermine et les fonde, et la légitimité qui enracine le tout dans la conscience et la volonté d’un peuple.
Depuis l’invention du capitalisme, c’est-à-dire depuis notre entrée dans l’ère de l’énergie, c’est clairement l’État-nation, plus dense et plus homogène que tous les empires connus, qui a assuré la paix civile interne, le règne du droit et dans une certaine mesure l’épanouissement des forces productives. Cela s’est fait de manière très inégale, une intense compétition s’est créée entre États-nations, vers plus de richesses, vers plus de puissance, et aussi vers plus de droit et de respect du droit. Nous avons appris aujourd’hui que là où l’État disparaît, la violence devient innommable, la Somalie, la Sierra Leone ou Haïti sont là pour nous le rappeler.
Surtout l’État-nation est la forme d’organisation sociale qui a su montrer assez de densité et d’homogénéité pour, non seulement, faire face à la rapidité du changement technique et social, mais justement faire de cette maîtrise du changement l’un des fondements de sa puissance comme de sa légitimité.
Une question peut se poser, d’un intérêt pratique nul aujourd’hui, mais d’un intérêt conceptuel immense dans ce moment d’interrogation sur l’organisation publique du monde. Avant d’entrer vers la fin du XVIIIe siècle dans l’ère de l’énergie, l’humanité avait déjà quelques centaines de milliers d’années derrière elle. C’est seulement dans les six mille dernières de ces années qu’émergent la sédentarisation, l’agriculture, les concepts de règle et de droit, ainsi que des formes d’organisation sociale élaborées. Mais on guerroie beaucoup. Tout chef, prince ou roi est facteur d’ordre sur son domaine, mais il a une propension irrépressible à agresser le voisin.
La réponse positive de l’humanité à cette pulsion belliqueuse qui l’anime toujours et partout a pris la forme de grands empires – Cyrus, Darius, Alexandre, la Chine, la Haute-Égypte, les Aztèques, les Incas, les empires zoulous, du Bénin ou du Ghana sont autant d’exemples de cette consolidation (hélas temporaire mais parfois sur bien des siècles) de la paix par l’acceptation d’un ordre collectif peu dense où un empereur et une aristocratie tiraient le caractère somptuaire de leur existence et leur seule légitimité de leur rôle dans l’empêchement de la guerre. Dans les meilleurs de ces cas, Cyrus de Perse par exemple, l’empereur respectait non seulement les langues mais les religions de ses sujets. Cela s’est fait partout dans le monde, partout sauf en Europe.
Sur ce continent une petite dizaine de communautés linguistiques ont en fait réussi, sur deux millénaires, à empêcher la pérennisation de grands empires et à organiser leur confrontation de manière à interdire la domination de l’une d’entre elles. Les empires de Charlemagne, de Charles Quint, de Napoléon sont morts. En revanche l’Espagne, le Portugal, la Hongrie, l’Autriche, la France, l’Angleterre, la Russie se sont formés en États-nations comme l’ont fait plus tard, et plus difficilement, l’Italie, l’Allemagne et la Pologne. Sur vingt siècles, l’Europe fut un fabuleux pourvoyeur de guerres. Semble-t-il beaucoup plus qu’ailleurs. Or c’est là, dans ce cadre institutionnel et historique précis, que l’on a inventé et mis en œuvre les techniques qui allaient permettre à l’humanité d’entrer dans l’ère de l’énergie. Guerres intra-européennes et compétition de toutes nos nations en matière d’esclavage et de colonialisme viennent de là.
Que se serait-il passé si ce formidable saut technique avait pu se produire dans un empire pacifié et pacifique ? La Haute-Égypte, la Chine impériale ou l’Empire romain auraient pu poursuivre jusque-là leur évolution intellectuelle et technologique. La paix comme l’Organisation des Nations unies nous auraient été données par l’héritage de l’histoire. Bref, la guerre n’est pas fatale, et il y a une malédiction belliqueuse de l’Europe qui a largement contribué à donner à nos États-nations et à répandre sur les autres continents ces caractères de l’État-nation d’aujourd’hui, la dominante territoriale et militaire, le caractère absolu de la souveraineté, la revendication du prestige au point de disqualifier dans la relation avec les voisins le concept même de compromis, et de manière permanente la défense prioritaire des intérêts économiques financiers ou territoriaux de l’État par rapport à tout principe ou règle d’intérêt général et même souvent par rapport à tout traité international précédemment signé.
Nous en sommes là au début du XXIe siècle : l’État-nation est le fondement indiscuté de l’organisation de la planète. C’est dans son cadre et par son ouvrage qu’ont été effectués les fantastiques progrès de développement économique et de civilisation que nous avons connus depuis deux siècles.
C’est dans son cadre encore que s’expriment la souveraineté des peuples démocratiques comme l’autonomie de l’action internationale de toutes nos nations. Et lui seul est porteur de la légitimité de représentation de chaque peuple auprès de tous les autres comme de celle d’exercer chez lui la fonction de gouvernement. Mais cette confrontation de souverainetés égales en droit ne permet pas de mettre en place une régulation mondiale, et moins encore une police mondiale de prévention des guerres et du crime dont le besoin est aujourd’hui évident.
Ainsi la Société des Nations, créée en 1919, qui fut le premier consortium international de nations en vue de préserver la paix, affaiblie par l’absence des États-Unis et par la force des conflits de souveraineté, fut impuissante à empêcher la Seconde Guerre mondiale. Ainsi l’Organisation des Nation unies, bien que capable de voter à la majorité en assemblée générale certaines résolutions contraignantes, demeure largement paralysée par les contradictions d’intérêt et de vision entre les cinq puissances actuellement membres permanents du Conseil de sécurité et détentrices à ce titre du droit de veto sur toute décision collective.
Les Nations unies sont paralysées aussi par la faiblesse insigne de leurs moyens. Ainsi piétinent dans l’impuissance de grands programmes mondiaux nécessaires, souvent réalistes et à coût raisonnable, pour contrôler les armements et éradiquer les armes de destruction massive, éliminer les mines terrestres, prévenir les risques de changement climatique, assurer l’accès de tous les hommes à l’eau potable, diminuer la pauvreté, préserver l’environnement et la diversité biologique, assurer la paix dans les régions en crise, promouvoir le développement des pays du Sud, assurer la stabilité des cours des monnaies et des prix des matières premières.
C’est cette impuissance à légiférer en commun qui empêche l’humanité de profiter des chances que lui donnent les fabuleux nouveaux outils dont elle s’est dotée, et qui ouvre la voie à cette inquiétude générale à ces peurs, et à l’aggravation de ces menaces que j’évoquais à l’instant.
Le fait que les aléas militaires et économiques de la deuxième moitié du XXe siècle n’aient laissé subsister qu’une seule grande puissance à l’échelle mondiale, les États-Unis, confère à ceux-ci d’immenses responsabilités mais ne suffit pas à remplir cette indispensable fonction de régulation mondiale.
Les difficultés rencontrées en Irak, largement prévisibles, montrent bien les limites de l’intervention d’une seule nation. Le problème que pose l’Iran au monde parce qu’il veut s’armer nucléairement est encore plus clair : il n’est pas soluble par la force d’une seule nation, il ne peut l’être que par la pression organisée de toutes les nations du monde entier. Et aucun des grands programmes cités à l’instant ne peut être mis en œuvre par une seule nation, fût-elle de très loin la plus forte.
C’est pour résoudre ce problème et traiter cette contradiction que le secrétaire général des Nations unies a proposé, dans son discours du millénaire, d’entreprendre la réforme de l’organisation. Il faut le soutenir, nous sommes là pour cela et entendons le faire vigoureusement.
Le Collegium international éthique, politique et scientifique, que je copréside avec mon ami Milan Kučan, ancien président de Slovénie, voudrait apporter une pierre de plus à cet édifice. Réformer les Nations unies est nécessaire, mais restera insuffisant aussi long- temps que seront considérés comme légitimes le respect absolu des souverainetés nationales et le droit de chaque nation de refuser les exigences de l’évidente solidarité mondiale.
Par l’ouverture générale de la terre entière au commerce et aux mouvements de capitaux, par l’omniprésence d’un immense système interconnecté d’information et de communication, par l’absence de toute frontière canalisant la pollution, le terrorisme ou le crime, nous sommes tous interdépendants. Seule la prise de conscience, culturelle et profonde, de cette interdépendance peut amener les peuples du monde à la lucidité indispensable pour faire accepter à leurs gouvernants les restrictions de souveraineté nécessaires à une meilleure régulation de la planète et par là à une lutte efficace contre les multiples menaces qui la frappent. Lors d’une réunion plénière récente du Collegium international à São Paulo, nous nous sommes attelés à la rédaction d’un projet de Charte pour une gouvernance mondiale.
Une charte de gouvernance mondiale
Ce texte bref ne manque pas de panache. Je le reproduis ci- dessous dans sa totalité car il illustre parfaitement la nature de notre approche et les buts de notre action actuelle.
« Projet de Charte pour une gouvernance mondiale »
1. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère – une ère de l’angoisse et du souci global, pressés par la brutale urgence du maintenant, et la nécessité d’agir sans délai. L’espoir d’inverser le cours des choses ne peut s’enraciner dans les réflexes traditionnels. L’heure est aux provocations constructives et aux volte-face les plus audacieuses contre l’ordre habituel des choses. Cet impératif absolu appelle à changer radicalement – et tout de suite. Cette logique de commencement aurait pu prendre corps dès 2009. Hélas, de G8 en G20, de sommets bavards en indécision collective, s’éloigne peu à peu la perspective de tirer vraiment les enseignements des crises majeures que nous traversons. Les menaces qui pèsent sur l’existence de la planète ne semblent pas prises au sérieux par l’ensemble des responsables politiques et économiques dont l’humanité dépend. Il y a un réchauffement climatique inexorable et indiscutable, mais toujours aucun accord à l’échelle planétaire pour lutter réellement contre cette menace vitale pour la Terre des hommes. Il y a aujourd’hui tous les signes de la persistance d’une économie ultra-spéculative, ultra-financiarisée et aveugle à l’humain, mais toujours aucune mesure sérieuse de régulation mondiale contre ce fléau destructeur des équilibres sociaux, facteur de misère sociale croissante et de souffrance humaine. Il y a, enfin, suffisamment de charges nucléaires disséminées de par le monde pour le faire exploser mais aucune action d’envergure encore pour éradiquer ce danger existentiel.
Si rien n’est fait aujourd’hui, et s’il reste quelques curieux pour écrire demain l’histoire de notre temps, ils n’auront pas d’autre choix que d’accuser les responsables de cette inaction de crime pour non-assistance à une humanité en danger.
2. Nous devons faire face à une incroyable conjonction de crises d’envergure mondiale : épuisement des ressources naturelles, destruction irréversible de la biodiversité, dérèglements du système financier mondial, déshumanisation du système économique international, famines et pénuries, pandémies virales, désagrégations politiques… Quoi qu’en diront les technocrates et les sceptiques professionnels, aucun de ces phénomènes ne peut être considéré isolément. Ils sont tous fortement interconnectés, interdépendants et forment une seule “polycrise” menaçant ce monde d’une “polycatastrophe”. Il est temps de prendre la mesure systémique du problème, pour lui apporter enfin des solutions intégrées – premiers jalons pour redéfinir les principes qui devront inspirer à l’avenir la conduite globale des affaires humaines.
3. Parce que ces grandes crises du XXIe siècle sont planétaires, les hommes et femmes du monde entier doivent absolument mesurer leur interdépendance. Catastrophes survenues et catastrophes imminentes dressées au carrefour des urgences, il est temps pour l’humanité de prendre conscience de sa communauté de destin. Point d’effet papillon ici, mais la réalité, grave et forte, que c’est notre maison commune à tous qui menace de s’effondrer – et qu’il ne peut y avoir de salut que collectif.
Leçon de la mondialisation par excellence, aucun de nos États n’est plus aujourd’hui en mesure de faire respecter un ordre mondial et d’imposer les indispensables régulations globales. La fin des tentations impériales, la fin de la seule domination occidentale et l’intervention croissante d’acteurs non gouvernementaux marquent aujourd’hui les limites de la notion de souveraineté étatique et l’échec de son expression internationale : l’inter-gouvernementalisme.
Trop souvent, les intérêts nationaux, autant dire les “égoïsmes locaux” prévalent encore, transformant la scène internationale en forum de marchandages souvent sordides. Que ce soit en matière de lutte contre le réchauffement climatique, sur les questions énergétiques, la sécurité collective, le commerce mondial, et ailleurs encore, l’incapacité à s’élever au niveau des enjeux démontre la myopie congénitale des intérêts nationaux. Car dans ce genre de jeu à somme nulle, chaque concession est toujours vécue comme une défaite.
En outre, derrière la promotion de la multipolarité ne se trouve souvent que l’équilibre des influences et des aspirations nationales à la domination. Il faut donc travailler avec des modèles d’organisation alternatifs à l’hégémonie.
4. L’avènement de cette “communauté mondiale de destin” appelle la proclamation du principe de l’inter-solidarité plané- taire, une véritable “Déclaration d’interdépendance”. C’est-à-dire l’instauration d’une gouvernance mondiale digne de ce nom. Car il n’en existe à l’heure actuelle aucune. Certes, des éléments de régulation internationale et quelques institutions agissent efficacement à l’échelle globale. Mais il faut repenser, pour les dépasser, les limites du droit international et de son principe fondateur, la souveraineté nationale – au nom d’un principe supérieur, au nom de la Justice. Car la gouvernance mondiale, c’est la capacité de s’élever au-delà des marchandages entre intérêts particuliers pour prendre des décisions politiques planétaires – au nom de l’humanité.
La “communauté internationale” ne peut plus demeurer une entité vague, dénuée d’incarnation politique et soupçonnée de biais pro- occidentaux. Voilà trop longtemps que l’indispensable réforme des Nations unies se heurte à la Realpolitik dominant la scène internationale. L’incapacité à prendre en compte l’aspect systémique des problèmes, l’incapacité à faire évoluer le Conseil de sécurité et l’incapacité à avancer sur des chantiers comme la création d’un Conseil de sécurité économique, social, et culturel illustrent les échecs de l’inter-gouvernementalisme. L’heure n’est plus à la stricte souveraineté nationale – mais à la solidarité mondiale.
5. Le premier pas vers la définition de cette solidarité mondiale passe par la reconnaissance universelle du concept d’interdépendance. Ainsi appelons-nous solennellement les pays qui se sentent les plus menacés par le réchauffement climatique à joindre leurs voix lors des négociations sur le climat, et à proclamer leur volonté de mettre en commun une partie de leur souveraineté, pour provoquer enfin l’adoption de mesures efficaces. Dans le même esprit, il sera nécessaire que de multiples nations se joignent pour faire pression sur l’assemblée générale de l’ONU, afin d’aboutir à l’adoption formelle d’une Déclaration universelle d’interdépendance. Car il faut donner force de droit à ce principe juste, et par nature supérieur au strict respect des souverainetés nationales. Nous appelons ensuite à la création d’un creuset politique où puissent se définir concrètement les intérêts supérieurs de l’humanité, un lieu où puissent s’exprimer la diversité et la sagesse des cultures, à travers des représentants de la société civile et des autorités morales, intellectuelles et scientifiques. Nous en appelons enfin à retrouver l’esprit pionnier de la Charte des Nations unies qui proclamait : “Nous les peuples.”
6. Fidèle aux valeurs qu’il incarne, le Collegium international déclare sa volonté de contribuer activement à l’indispensable avènement d’une gouvernance mondiale. Premièrement, en réunissant une Convention mondiale, composée de représentants issus du monde politique et de la société civile, chargée de repenser le droit des peuples à l’âge planétaire. Car une fois l’interdépendance élevée au rang de norme universelle, il faudra inévitable- ment en tirer les conséquences les plus concrètes pour l’environnement, le commerce, les conflits, etc. Deuxièmement, le Collegium international se propose de mettre en place une plateforme virtuelle de la société civile, espace de dialogue et de partage pour toutes les expériences et bonnes pratiques développées de par le monde pour répondre aux défis contemporains. Enfin, le Collegium fait vœu d’exercer la vigilance la plus intransigeante quant à la marche du monde. Et entend dénoncer publiquement, sans la moindre hésitation, les décisions qu’il estime prises en fonction non de l’intérêt supérieur de l’humanité mais des arbitrages entre intérêts nationaux illégitimes.
Le XIXe fut le siècle des nations industrielles et de leurs guerres, le XXe fut celui du règne des masses et des guerres totales. Mettons-nous à l’écoute des courants souterrains de l’histoire : le XXIe sera le siècle de la gouvernance mondiale – ou bien nous ne serons plus.
S’il est urgent d’alerter, il est encore plus urgent de commencer. Commençons ! »1
Le Collegium recherche donc des solutions originales, capables de faire face à la crise qui menace la planète et les sociétés humaines, en interdépendance sans cesse croissante, avec pour exigence l’intégrité éthique et la viabilité politique.
Afin de poursuivre ma trajectoire, je mets donc actuellement mon énergie et mon endurance à le promouvoir pour qu’une gouvernance mondiale puisse émerger et préserver les générations futures. Être un «ancien» – ministre, Premier ministre, député européen –, ce livre l’atteste je crois, ne signifie donc absolument pas que le présent ne me concerne plus. Au contraire. Apprendre d’hier, c’est tenter d’améliorer aujourd’hui pour sauver demain.
1. São Paulo, novembre 2009. Fernando Henrique Cardoso, Michel Rocard, Milan Kucan, Stéphane Hessel, Edgar Morin, René Passet, Michael W. Doyle.