Mireille Delmas-Marty, professeur émérite au Collège de France
En avril 2013, la Revue « Regards » a publié un débat entre Monique Chemillier-Gendreau et moi-même. Portant notamment sur la question de la souveraineté, ce débat a mis en évidence deux visions assez différentes.
Certes notre critique de la gouvernance mondiale actuelle est quasiment la même. En revanche, sur les solutions, Monique est plus radicale que moi : elle pense qu’il faut directement remettre en cause le concept de souveraineté et le supprimer. Alors que je préfère parier sur la métamorphose de la souveraineté. C’est-à-dire proposer de penser la souveraineté autrement. Dans la conception traditionnelle, le droit international s’est construit sur le dogme de l’indépendance des Etats, donc de leur autonomie, ce qui supposerait une égalité entre Etats, alors que celle-ci paraît souvent fictive. Autrement dit, il s’agit d’une vision que j’appellerais « solitaire » de la souveraineté. L’Etat est seul, il n’a en charge que les intérêts nationaux. Il n’a pas en charge les intérêts du monde. Le problème c’est que du coup, personne n’est en charge de l’intérêt mondial.
C’est pourquoi je propose, et je l’avais un peu esquissé dans le dialogue avec Monique, de passer de la souveraineté solitaire à la souveraineté « solidaire ». Il me semble préférable d’utiliser ce nouveau concept, plutôt que celui de souveraineté « partagée » plus familier mais toujours un peu inquiétant pour les Etats (quand on partage un gâteau, la part de chacun est plus petite). En revanche si on parle de souveraineté solidaire, on ne retranche rien, on ajoute quelque chose. L’idée sous-jacente est en effet que les Etats sont souverains pour défendre leurs intérêts nationaux, certes, mais aussi pour défendre l’intérêt commun de l’humanité. Par une sorte d’élargissement de leur compétence, les Etats doivent participer à cette souveraineté solidaire.
Encore faut-il souligner le fait que l’on ne va pas supprimer la souveraineté dans sa vision traditionnelle du jour au lendemain : le dogme est seulement ébranlé, mais il y a de fortes résistances et la métamorphose sera lente.
L’ébranlement du dogme de la souveraineté des Etats
Plus précisément, le dogme de la souveraineté est ébranlé par deux phénomènes.
D’une part les interdépendances, observables dans les pratiques et plus particulièrement à propos des risques : que ce soit le risque environnemental, le risque sanitaire, nucléaire, ou d’autres risques encore, la globalisation des risques menace la souveraineté des Etats parce qu’elle renforce les interdépendances (voir la Déclaration du Collegium). Même l’Etat le plus puissant du monde ne peut faire face tout seul au risque, climatique par exemple. Qu’on le veuille ou non, les interdépendances liées à la globalisation des risques ébranlent la souveraineté.
D’autre part l’ébranlement vient aussi d’un autre phénomène qui est l’universalisation des valeurs, observable avec l’apparition des Droits de l’homme et de la Justice pénale internationale, ou encore avec l’émergence des Biens publics mondiaux. Ainsi le climat, pour reprendre cet exemple, car il est au cœur de notre débat, est un bien public mondial, au sens que les économistes donnent à ce mot, c’est-à-dire un bien qui n’est pas appropriable et qui n’est pas rival. Mon usage n’empêche pas mon voisin de bénéficier aussi de ses bienfaits.
Dans un cas comme dans l’autre, le dogme de la souveraineté des Etats est ébranlée au profit de ce que l’on pourrait nommer le bien commun de l’humanité, mais le dogme résiste, invoqué notamment par les grandes puissances.
Les résistances des grandes puissances
De ce point de vue, il est intéressant de comparer, en droit de l’environnement, ce qui s’est passé pour la couche d’ozone et ce qui se passe pour les émissions de gaz à effet de serre. Pour la couche d’ozone, le droit international (le protocole de Montréal, qui date de 1987), est respecté y compris par les Etats-Unis. Ils le respectent parce que le coût est négligeable et parce qu’au fond, l’intérêt américain coïncide avec le bien public mondial, avec l’intérêt commun de l’humanité. En revanche, dans le cas des gaz à effet de serre, le coût est beaucoup plus élevé. Du coup, il y a une résistance forte des États-unis. Il n’est pourtant pas logique, du point de vue de la gouvernance mondiale, d’appliquer le droit international dans le domaine de la couche d’ozone et de ne pas l’appliquer dans le domaine des gaz à effet de serre. Mais il peut sembler logique, du point de vue interne, de défendre l’intérêt national et pas l’intérêt mondial. Au moins à court terme car le nouveau rapport Risky Business (commandé par Henry Paulson, Tom Steyer et Michel Blumberg, et rendu public fin juin 2014, Le Monde 23 juillet) montre les effets prévisibles du réchauffement sur l’économie des Etats-Unis.
Ce premier exemple des contradictions de la politique des États-Unis, au regard du bien commun de l’humanité, s’inscrit dans un ensemble qui pèse de plus en plus lourd sur les dérives de la gouvernance du monde. A cet égard il est intéressant de faire un détour afin de rappeler ce que la Cour suprême des États-Unis a jugé en 2013, dans une affaire Kiobel concernant une multinationale qui avait commis des violations graves des droits de l’homme dans le cadre de l’exploitation pétrolière au Nigéria. Cette multinationale était poursuivie devant les juridictions fédérales américaines sur la base d’un vieux texte de 1789, l’Alien tort Act, qui permet aux juridictions américaines de poursuivre les violations graves des Droits de l’Homme, y compris quand elles sont commises à l’étranger, par des étrangers sur des victimes étrangères. Ce texte avait été adopté en 1789 parce qu’à l’époque, les États-Unis, nouveaux venus sur la scène internationale, voulaient convaincre la Communauté des Etats du fait qu’ils étaient solidaires - c’était bien l’idée d’une souveraineté solidaire – pour combattre les « ennemis du genre humain », selon l’expression qu’on employait alors.
Les « ennemis du genre humain » à l’époque, c’était qui ? Principalement les pirates en haute mer. En adoptant ce texte, les États-Unis marquaient en 1789 leur bonne volonté pour participer à la lutte mondiale pour protéger le genre humain. Aujourd’hui, en soulevant la question de savoir si ce vieux texte est applicable aux entreprises transnationales qui contribuent à des violations graves des droits de l’homme, cette affaire Kiobel appelle à déterminer qui sont les pirates du XXIe siècle.
Certes la Cour Suprême a finalement refusé le recours des victimes contre l’entreprise transnationale. Mais les juges arrivent à cette solution en suivant deux logiques différentes, voire opposées. Les juges de la majorité sont sur la ligne de la souveraineté solitaire, résumée par la formule US Law does not rule the world (le droit américain ne régit pas le monde). Les juges déduisent cette formule d’une présomption, selon laquelle le droit américain régit les problèmes internes (the presomption that US law governs domesticly”). Et pourquoi cette position stricte? Parce que, sinon, on irait vers “an intended clash between our laws and those of other nations which could result in international discord”. Ainsi la Cour suprême craint le choc entre le droit américain et les autres droits, et la discorde générale qui suivrait ! On croit rêver quand on compare cette décision à l’affaire BNP PARIBAS, qui révèle l’ampleur de la contradiction.
Pour aller jusqu’au bout de mon raisonnement, je voudrais évoquer, indépendamment des juges de la majorité , les quatre juges qui ont exprimé une opinion concurrente. Même s’ils ont finalement conclu aussi à l’irrecevabilité de la plainte des victimes, ils ont développé un raisonnement différent autour du juge Breyer (4 contre 5) et proposé une conception novatrice de la notion d’intérêt américain : la juridiction américaine est compétente, soit pour des raisons territoriales (mais en l’occurrence, les violations étaient commises à l’étranger), soit pour des raisons de compétence personnelle (nationalité américaine de la victime ou de l’auteur), soit pour des raisons de « compétence matérielle ». Or la compétence matérielle des juridictions fédérales américaines s’applique, selon le juge Breyer et ses trois collègues, si le comportement incriminé vise substantiellement un intérêt national américain important (« substancially and adversaly affects an important american national interest »). Mais cette notion d’intérêt américain est élargie au point d’englober l’intérêt mondial à travers le concept d’ennemi du genre humain (« that includes a distinct interest (…) enemy of mankind »). Breyer considère qu’il est de l’intérêt américain de lutter contre tout ennemi de l’humanité. D’où la question teintée d’un certain humour : who are the today’s pirates ? (qui sont les pirates d’aujourd’hui ?)
En résumé, dans la décision Kiobel, les juges de la majorité conçoivent la souveraineté des Etats-Unis comme solitaire, pour éviter tout conflit, tandis que les juges minoritaires privilégient une conception évoquant la souveraineté solidaire. Ainsi, dans un même arrêt de la Cour Suprême, on trouve exposées les deux conceptions de la souveraineté qui sont aujourd’hui en présence.
On pourrait prolonger la démonstration en évoquant les diverses conceptions de la souveraineté qui sous-tendent la politique américaine dans le domaine de la Cour pénale internationale (CPI). Les Etats-Unis ont évolué depuis la période qui va de la fin du XXe siècle au début du XXIe, où ils concluaient des accords avec un certain nombre de pays pour leur interdire de ratifier le statut de Rome. Qu’un pays se permette de conclure un accord pour empêcher un autre pays, sous menace de sanctions pécuniaires ou de refus de subventions, de ratifier une convention des Nations Unies, c’est quand même extraordinaire ! Cette stratégie semble toutefois abandonnée désormais et les Etats-Unis ont même renoncé à utiliser leur droit de veto pour empêcher la saisine de la Cour pénale internationale pour la Libye. Pour la Syrie, ils ne seraient pas opposés, mais la résistance vient de la Russie.
Le paradoxe est que l’extraterritorialité est abandonnée pour les violations des droits de l’homme, alors qu’en même temps, sur les marchés financiers, les lois extraterritoriales résistent et se renforcent, qu’il s’agisse de l’affaire BNP ou du remboursement de la dette de l’Argentine.
A l’ébranlement du dogme, s’oppose ainsi la résistance du dogme, liée notamment au rôle des grandes puissances. J’ai pris l’exemple des Etats-Unis mais on pourrait prendre d’autres exemples. Que peut-on répondre, sinon prendre le pari d’une métamorphose du dogme ?
La métamorphose du dogme
Il y a plusieurs voies possibles pour concrètement donner corps à cette métamorphose de la souveraineté solitaire en souveraineté solidaire.
La voie de l’intégration progressive d’intérêts supranationaux passe d’abord par les organisations internationales régionales. C’est ce que nous connaissons à l’échelle européenne, à la fois pour les droits de l’homme et le droit économique, c’est ce qui se fait aussi à l’échelle américaine, à l’échelle asiatique , non pas pour les Droits de l’Homme, mais pour le commerce et l’économie. Cette voie, qui est déjà bien balisée, permet l’intégration d’intérêts supranationaux par les organisations internationales régionales. Elle n’est évidemment pas suffisante. Parce qu’elle ne garantit pas la protection d’un intérêt supranational mondial. Quant aux régions au sens infranational. Il faut éviter l’ambiguïté. En pratique se superposent le niveau des régions au sens infranational, le niveau national, étatique, le niveau supranational régional, puis mondial. Le chemin ne sera pas linéaire (de l’infra-national au national, du national au supranational régional, puis mondial). Il faut explorer à la fois toutes les voies : de l’infra-national au national, c’est ce qui va être discuté en octobre ; ensuite du national au supranational régional, c’est une des pistes, mais elle est déjà bien explorée.
La question reste de savoir comment passer au niveau mondial. Ce qu’on observe dans la pratique, c’est que l’intégration des normes supranationales à vocation mondiale se fait en fragmentant les questions par secteurs et selon les organisations internationales compétentes, déjà créées, en cours d’évolution, ou à l’état de projet.
Pour imparfaite qu’elle soit, cette fragmentation est sans doute nécessaire au stade où nous sommes, si l’on veut avancer l’intégration normative simultanément au niveau mondial. En voici quelques exemples.
Le domaine de la justice pénale internationale bénéficie déjà d’une juridiction, la CPI. Le domaine du commerce, sans doute le plus avancé, bénéficie à la fois d’une organisation mondiale spécifique pour le commerce (OMC) pour produire des normes et d’une quasi-juridiction avec l’organe d’appel de l’OMC, pour en contrôler l’application. L’OMC est un exemple intéressant quand on pense que la plupart des grandes puissances ont ratifié les Accords de Marrakech. Qu’il s’agisse de l’Union Européenne, des États-unis, ou à la Chine, ils ont accepté les mécanismes et les mesures ( quasiment des sanctions) qui s’y rattachent.
En revanche, pour l’Organisation internationale du travail, la situation est dramatique. C’est la plus ancienne (1919), la première organisation internationale. Dans le texte de 1919, il était prévu une juridiction pour les droits sociaux, mais elle n’a jamais été créée. Pour contrôler le respect des principes de l’OIT il existe seulement un panel d’experts sans vocation juridictionnelle. Ainsi l’OIT qui date de 1919, s’est fait doubler par l’OMC qui date de 1994, et dispose déjà d’un organe de règlement des différends et un organe d’appel.
Si l’on regarde ce qui est en projet, il y a un débat sur la création d’une Organisation Mondiale des Finances (OMF) pour réguler les marchés financiers. On répète toujours qu’il faut réguler les marchés financiers et il ne serait pas inutile de mettre en place une Organisation Mondiale des Finances.
Enfin au sein du Collegium, nous avons demandé à plusieurs reprises la création d’une organisation mondiale de l’Environnement (OME).
Donc, en terme d’action, on peut retenir ces deux grandes stratégies : d’une part, il existe des formes d’intégration qui s’étendent à l’échelle mondiale, mondialisation, mais restent ciblées donc fragmentées. D’autre part il existe une intégration supranationale plus large quant aux normes qu’elle détermine, mais plus étroite quant à la sphère d’application. C’est la régionalisation au sens indiqué ci-dessus. En Europe, l’intégration normative concerne à la fois les droits de l’homme, le commerce, et même les droits sociaux : nous sommes la seule région au monde à avoir développé deux pôles aussi forts, au point de créer deux Cours Suprêmes Européennes, la Cour de Strasbourg et la Cour de Luxembourg. Mais la véritable métamorphose, celle qui conduirait vers une souveraineté solidaire, serait d’étendre cette bipolarité non seulement à d’autres régions (cf en Amérique latine, la Convention interaméricaine des droits de l’homme et le Mercosur) mais encore à l’échelle mondiale.
Il faut y réfléchir ensemble. Sur un plan purement théorique, il est assez satisfaisant de faire apparaître le niveau infranational. Tout ne commence pas au niveau national. Et il y a sans doute un travail créatif qui peut être fait plus facilement au niveau infranational. Mais il est vrai que le mot région risque d’être employé dans deux sens différents, ce qui est un peu gênant. Mieux vaut distinguer les régions infranationales et les régions supranationales. Les régions infranationales sont peut-être le meilleur lieu d’expérimentation et d’innovation. Dans le débat sur la métamorphose, il faudrait ajouter une troisième stratégie de localisation pour tenir compte des forces imaginantes qui peuvent naître des expériences locales. Elles évoquent pour moi la formule d’Edouard Glissant : « Agis en ton lieu. Penses avec le Monde ».
* Une présentation de Mireille Delmas-Marty faite lors de la réunion de travail du Collegium International le 25 juin 2014. Copie révisée par l’auteur.
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