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  • Writer's pictureMilan Kucan

Du pragmatisme des États à la gestion mondiale

Ljubljana, Octobre 2002


Le monde dans lequel évolue la politique contemporaine, européenne et mondiale est dominé par le pragmatisme. Par pragmatisme, j’entends la prise de décision à court terme, sans orientation claire et argumentée, sans volonté de savoir, d’analyser et d’évaluer ces phénomènes comme leurs conséquences et leurs solutions. Il est rare, dans ce monde-là, de rencontrer des idées qui constituent des réponses pour le monde de demain. D’une certaine façon, la vie et la prise de décision au jour le jour règlent la marche. Il semble que les mots discours et vision soient pratiquement prohibés.


La mondialisation, en tant que thème, est également, prisonnière de ce même discours moderne du pragmatisme, lequel est orienté à court terme, dépourvu de la réflexion suffisante et nécessaire et de l’analyse de la nature des problèmes et des conséquences à long terme des solutions concrètes. Cela donne l’impression que la vie n’est qu’un moment, que les événements dont nous sommes témoins ne font pas partie des processus liés entre eux par des causes et des conséquences et qu’ils sont sans effet à long terme. Seul l’événement devient important pour ce qu’il est, et il est souvent forcé par les médias. Comme si manquaient le temps et la disponibilité et également le désir de savoir et de comprendre les choses. La volonté de transmettre le savoir aux autres, de présenter ce savoir, de l’accueillir et de le prendre comme base de réflexion pour décider est insuffisante. Le désir de savoir, sur la base de la connaissance des conséquences à long terme des décisions, quels sont les changements possibles ou nécessaires est également insuffisant. Cette catégorie de curiosité intellectuelle fait défaut. On a souvent l’impression que c’est la mondialisation qui nous domine et que ce que nous faisons n’est pas suffisant pour inverser ce processus afin que la mondialisation soit un processus dominé à travers nous et par nous.


Il semble que c’est aussi la raison pour laquelle il n’y a pas non plus de véritable réflexion sur le fait que la mondialisation peut également avoir des effets négatifs sur l’humanité. C’était ainsi, du moins jusqu’à très récemment, c’est-à-dire jusqu’au phénomène des mouvements anti- mondialistes de masse et de leurs revendications. Un de ces effets est le risque d’uniformisation d’une seule civilisation. Cette uniformisation porte en soi des dangers sur lesquels il n’y a pas non plus de véritables réflexions.


Il n’est pas possible de fermer les yeux sur l’histoire de l’humanité jusqu’à nos jours et sur le caractère autochtone des civilisations et des cultures, pas seulement de la civilisation chrétienne. La pluralité des civilisations est un fait historique. Les pressions à l’uniformisation pourraient provoquer le soulèvement des civilisations différentes, moins développées du point de vue technique et matériel, avec toutes les conséquences que cela entraînerait. La seconde moitié du siècle dernier a marqué la fin de l’eurocentrisme dans l’évolution de la civilisation humaine. Toutefois, il semble aujourd’hui qu’aucun enseignement n’ait été tiré de tout ce que l’eurocentrisme a provoqué dans le monde, en bien ou en mal, pendant cinq cents ans. C’est pourquoi, il semble urgent de trouver des leviers et des méthodes capables d’intensifier le dialogue entre les civilisations, afin de prévenir les risques de conflits de civilisations, conflits qui pourraient être bien plus durs que la confrontation du temps de la guerre froide. Un monde dans lequel les frontières sont de moins en moins importantes ne porte pas nécessairement à la coopération et à l’intégration. Il peut entraîner une perte d’identité, une perte de sécurité humaine, culturelle et sociale, ce qui est source d’intolérance, de rejet, de révolte et de conflit. Souvent il arrive que la tradition, la culture et la religion soient manipulées et que ces phénomènes soient instrumentalisés dans les confrontations politiques. C’est pourquoi le dialogue interculturel est si important car il peut prévenir les conflits qui risquent de dominer le monde. Enfin, tout le monde sait que tout au long de l’histoire, la lutte contre la culture des autres, ou la lutte contre la civilisation des autres revenait toujours, en fin de compte, à la lutte contre sa propre culture, contre sa propre civilisation et contre le bien-être de l’humanité.


La pluralité des entités nationales, culturelles, religieuses et de civilisation a engendré, dans un vaste processus de démocratisation, le droit à la différence et à l’égalité qui a été rendu possible grâce aux efforts visant à reconnaître la valeur universelle du règne des droits de l’homme, individuels et collectifs. C’est un processus qu’il est impossible de stopper sans avoir recours à la violence. La principale difficulté est que ce processus se heurte à l’obstacle que fait la compréhension traditionnelle de l’État national et de sa souveraineté à l’universalité des valeurs des droits de l’homme.


Aujourd’hui, le droit à la différence et à la dignité est refusé à l’homme à cause, principalement, des États nationaux établis et de leur violence. Face à l’intervention de la communauté internationale, cette violence se défend en invoquant la souveraineté de l’État et, ce que l’on appelle communément les affaires intérieures du pays. L’organisation internationale actuelle est paralysée, lente et dépourvue d’autorité véritable face à ce phénomène. Les Nations Unies sont elles aussi tout bonnement dépourvues d’autorité. La réflexion sur la nécessité de l’intervention humanitaire laisse entrevoir un peu d’espoir. Cet espoir est lié à la possibilité de trouver une solution qui permette de dépasser la contradiction entre d’un côté la valeur universelle des droits de l’homme, considérée comme la valeur la plus élevée, la plus protégée et celle qui place l’homme en position centrale et, de l’autre, la conception classique de la souveraineté de l’État. En conséquence, cela pourrait signifier un nouveau chapitre du droit international et un nouveau chapitre dans les relations internationales.


Les nouvelles technologies, qui se sont essentiellement développées dans le monde développé, creusent davantage encore l’écart entre développés et non développés. Malgré la mondialisation, ces technologies ne sont pas encore la propriété de l’humanité toute entière. La mondialisation est ainsi capable de cimenter les grandes différences sociales et, ce faisant, de consolider le règne mondial de l’injustice sociale au sein de laquelle les plus fort, c’est-à-dire ceux qui détiennent les nouvelles technologies, imposent aux plus faibles le mode et la qualité de vie ainsi que le mode de pensée.


À ce niveau, on peut se demander jusqu’où l’homme a le droit, par le biais des technologies génétiques et autres, de manipuler la nature et quel est alors le rôle de la science. La société de l’information ou mieux, les technologies de l’information, produisent une société à deux niveaux, voire à deux classes. D’un côté de cette partition se trouvent ceux qui disposent des technologies de l’information et du savoir nécessaire à leur utilisation et de l’autre, ceux qui n’ont accès ni aux technologies ni au savoir permettant de les utiliser. L’écart est de plus en plus important. Une conséquence extrêmement préoccupante est que les laissés pour compte de la technologie et du savoir sont poussés en marge de la vie. S’agissant dans certains pays de larges pans de la société, voire, en définitive de continents entiers, et non d’une situation propre à une microsociété, on peut difficilement s’attendre à ce que ces vastes pans d’humanité s’accommodent de cette vie marginale. On peut supposer que cela aboutira à un soulèvement prévisible et également justifié et, par la suite, à un nouveau conflit mondial. Il est malheureux de constater que la globalité du monde ne s’accompagne pas également d’un sentiment global de responsabilité pour ce monde. La conscience d’une responsabilité globale est à la traîne derrière la globalité du marché et la globalité des technologies de l’information. La responsabilité globale ne réduit pas la portée de la responsabilité locale. Au contraire. Elle l’affile. Toutefois, pour que la responsabilité locale soit efficace, il faut qu’il y ait un monde global de principes et de valeurs respectés par tous que chacun tâcherait jusqu’à la fin de mettre en œuvre chez soi, au niveau local ou au niveau global.

L’écologie est, à cet égard, probablement le meilleur exemple. Bien que l’on reconnaisse la globalité des phénomènes écologiques, cette reconnaissance ne s’accompagne pas d’une responsabilité globale permettant d’éliminer les sources des catastrophes écologiques. Rio, l’Agenda 21, les déclarations qui ont été adoptées, le Protocole de Kyoto et les réactions qu’il a suscité montrent qu’il y a un écart considérable entre les déclarations faites et la volonté réelle d’assumer une partie de la responsabilité de ce monde global. Le monde est confronté à de nouveaux, à de grands défis. Il est toutefois absurde que, dans le monde de la politique contemporaine, il y ait une absence et une insuffisance notable de discours, de réflexion et de savoir concernant ces nouveaux défis et ces nouveaux phénomènes et, par conséquent, naturellement, un manque inévitable de visions.


La plus grande partie de cette violence pragmatique s’exerce sur la nature et sur la biosphère. Pendant longtemps, à vrai dire tout au long de l’histoire de l’humanité où prédominait la production, il semblait que l’homme pouvait faire ce qu’il voulait de la nature. Que dans cet échange entre l’homme et la nature, les possibilités de l’homme était illimitées, et qu’il pouvait subordonner la nature en toute impunité et sans aucune conséquence.


Aujourd’hui, les conséquences se font sentir. La nature réagit : l’atmosphère, l’eau, les ressources naturelles, le monde végétal et animal et l’homme lui-même s’en trouvent.

Je distingue ainsi trois problèmes-clés étroitement liés les uns aux autres. Le premier s’interroge sur les voies pour comment atteindre le passage vers une nouvelle compréhension du monde, vers la connaissance du monde, à la différence de l’époque où il était nécessaire d’expliquer le monde, comme le faisaient les philosophes, ou de le changer, ce que faisaient les révolutionnaires et les porteurs de grandes idéologies. Le deuxième problème s’atèle à l’utilisation d’un passage vers la compréhension du monde pour comprendre l’essence, c’est-à-dire le fait que l’homme, en tant qu’être doué de raison, est responsable du monde dans son ensemble, de la biosphère dont il est un élément et dont il a, au cours de l’histoire, détruit l’équilibre par ses interventions insensées, menaçant ainsi l’existence même de la vie. Le troisième problème se formule ainsi : comment adapter à cette compréhension de la responsabilité globale, un système de gestion qui, à l’heure actuelle, n’est absolument pas adapté à ce genre de responsabilité. Est-ce possible avec un modèle qui ne serait plus fondé exclusivement sur la démocratie représentative, qui ne pourrait plus non plus utiliser uniquement la démocratie directe mais qui introduirait l’utilisation d’une démocratie participative ?


La mondialisation exige des réponses nouvelles et urgentes


Les défis qui exigent une réflexion commune résident bien dans l’existence de clivages d’envergure mondiale : la fracture entre, d’un côté les détenteurs du capital, de la connaissance, des idées, des technologies informationnelles et de l’autre, les milliards d’homme condamnés à vivre sans accéder au savoir, dans le dénuement, voués à végéter sans perspective en marge de la société.


D’autres défis s’inscrivent dans la fragilité financière toujours croissante de nombreux pays et même de continents entiers, sans capacité de développement et sans avenir. Je les vois dans l’augmentation illimitée de la puissance et du pouvoir du capital mondial qui, avec sa logique d’autonomie, a dépassé déjà depuis longtemps les frontières des États nationaux sans toutefois assumer la responsabilité pour la situation sociale et la perspective de progrès des citoyens, pour la liberté et la démocratie, la solidarité, le développement, la sécurité, en bref. Cette responsabilité est laissée aux administrations des États. Le capital évolue dans d’autres sphères.


Je vois ainsi les défis dans la compréhension pervertie de la compétitivité qui conduit à des productions et à des services nécessitant de moins en moins de main d’œuvre, sans respect ni pour la nature et l’avenir de la vie sur la planète ni pour l’homme, sa dignité et ses droits. Je les vois dans l’économie de monopoles dont le profil est le seul but et le seul moteur. Enfin ils existent dans les fondamentalismes de toutes sortes, qui méconnaissent les diversités du monde et excluent tout ce qui diffère en employant impitoyablement la force, la violence et la discrimination.

Les réflexions sur les défis du monde et ses transformations radicales exigent la prise en compte de la dimension temporelle. En effet, il faut considérer la durée longue de l’évolution des processus sociaux et l’échéance à long terme des phénomènes écologiques, des interventions en biologie et en biomédecine, dont les effets apparaissent seulement après des décennies, certains peut-être même seront-ils hérités par les générations futures. Elles exigent aussi la compréhension intégrale de phénomènes et de processus qu’il convient de lier les uns aux autres. Les drames de notre temps, qu’ils soient politiques, économiques, sociaux ou écologiques, de même que les conflits, sont l’expression de l’action réciproque d’une série de lignes de forces sociales et naturelles et de phénomènes des domaines de l’économie, de la politique, de l’écologie, de la génétique, des finances, de la société de l’information, de la criminalité internationale, et aussi du terrorisme. Ce sont comme des épidémies. Elles ne peuvent être enfermées derrière les frontières d’un ou de quelques pays. Elle ne peuvent être éradiquées avec la logique pragmatique de la politique actuelle qui, le plus souvent, manque d’idées et de visions.


Du terrorisme à l’organisation planétaire


La lutte contre le terrorisme n’est pas et ne peut pas être un combat contre des civilisations ou des cultures ou bien un combat de celles-ci entre elles. Il s’agit de la lutte pour la culture du monde et pour les valeurs qui doivent prédominer. Dans le monde d’aujourd’hui, certes multiforme, toutes les civilisations, toutes les cultures et les grandes religions respectent la dignité et la vie de l’homme. Dans notre monde, tuer des gens et en particulier des innocents est partout un égarement.

Mais, combattre le terrorisme n’est pas suffisant. Malgré l’urgence présente de la lutte, il ne faut pas méconnaître qu’il est le reflet d’une série de problèmes du monde moderne, un phénomène qui pèse lourdement sur toutes les sociétés. Il faudra y faire face aussi à long terme. Il est impératif d’éliminer les racines sociales, politiques et autres à partir desquelles le mal se propage, c’est-à-dire supprimer les injustices, les oppressions, les inégalités et les discriminations. Pour discerner et éliminer ces racines, tous les potentiels intellectuels, philosophiques, conceptuels et religieux qui réfléchissent à l’avenir de l’humanité doivent être réunis.


La mondialisation exige une réponse globale, à l’échelle mondiale. Celle-ci commence par la responsabilité de chaque État. Même à l’intérieur de leurs frontières, les États ne peuvent plus, au nom de leur souveraineté, commettre des actes arbitraires qui vont à l’encontre des valeurs du monde démocratique et menacer en cela la sécurité des autres États et de la communauté internationale. Dorénavant, aucun État ne peut ignorer de telles actions et se barricader derrière la sécurité virtuelle de ses frontières.

Il apparaît également avec de plus en plus d’évidence, que ce monde global a besoin d’une gestion globale. La société civile, elle aussi, attire clairement l’attention sur cette question, cherchant des voies et des moyens de connexions transnationales. La difficulté vient de notre méconnaissance que le monde est devenu une seule et grande société, pleine de contradictions, qui ne connaît pratiquement pas de règles de conduite communes et obligatoires, celles qui existent étant insuffisantes ou inadaptées. Or, toute société, même une société globale, doit accepter des règles déterminées, des normes. Sans cela, elle est dans sa potentialité chaotique dépendante du règne de la pure violence.


Plus que jamais et pour toutes ces raisons, nous avons besoin d’une réflexion, y compris avec l’ONU, sur une instance — ou un système d’instances — commune à tous les pays, à laquelle les États remettraient entière autorité, appuyée sur leur responsabilité, et qui prendrait des mesures en faveur d’un équilibre de développement dynamique des lignes de forces et des effets de l’économie mondiale, de l’écologie et de la mondialisation dans sa totalité.


Dans le temps à venir, nous avons besoin, malgré la vue apparemment utopique de cette idée qui n’est pas nouvelle, de la légitimité d’un système d’institutions et d’organes auxquels nous confierons pouvoir et compétence pour nous prescrire des règles communes obligatoires, des normes, auxquelles nous nous soumettrons et que nous pourrons aussi contrôler. La communauté mondiale pourra ainsi fixer des règles au capital mondial et non l’inverse.


Ces règles seront assurément co-formulées au sein du discours démocratique de la communauté mondiale par les divers mouvements de la société civile qui naissent en dehors et au-delà des frontières des États et qui protestent contre les perversions du capital international, défendant le règne des droits de l’homme et son caractère universel, s’opposent « au pillage » de la nature, à la domination monopoliste de l’information, à l’exploitation des enfants, etc.


Il est fort possible qu’à l’avenir, dans leur démarche pour faire valoir leurs arguments, ces mouvements cherchent des alliances avec des États nationaux qui certes, au moins jusqu’à présent, ne leur sont pas favorables en raison d’un attachement traditionnel à l’idée de souveraineté. C’est États ont néanmoins, par leur participation au sein de l’ONU, du Fonds Monétaire International, de l’Organisation Mondial du Commerce… au moins formellement, la possibilité de limiter le pouvoir monopoleur de la mondialisation de l’économie. Et il s’agit certainement d’un intérêt commun.


Ces mouvements et ces États, ensemble, pourraient ainsi se transformer en embryon d’un système d’institutions de gestion mondiale.


Sur ce point, il est nécessaire avant tout d’agir pour que ces buts soient atteints au sein de l’ONU et d’envisager les réformes qui devraient être apportées à cette organisation universelle.

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